A la télévision, les manifestations de ces dernières semaines en Tunisie ont semblé une affaire d’hommes. Comme pour n’importe quel pays arabo-musulman, il fallait scruter l’écran pour trouver une femme en action. Comment l’expliquer dans un pays si fier de la place des femmes dans l’espace public ? « Elles n’étaient pas devant à cause des risques de violence, m’indique une Tunisoise jointe par téléphone, tout le monde a très peur des policiers en civil qui traînent partout. Mais les femmes sont totalement dans la révolution des jasmins et les jeunes sont carrément enthousiastes. »
Pour éviter le chaos, un gouvernement d’union nationale vient d’être monté à la va-vite, avec quelques opposants et tellement de poids lourds du régime déchu qu’on ne voit pas bien comment il pourrait fonctionner durablement. Le retour de dirigeants politiques en exil, en particulier celui probable de Rached Ghannouchi, le leader islamiste, va redistribuer les cartes dans un pays où l’opposition démocratique, laminée par le régime, n’a pas de leader ; un pays posé comme un modèle de modernité, de pacifisme et de laïcité mais sans expérience démocratique depuis son indépendance, il y a 60 ans, sous la poigne de Habib Bourguiba puis dans l’Etat policier de Ben Ali.
Code du statut personnel très en avance
Et une question : les femmes vont-elles gagner à cette révolution qu’elles ont désirée et provoquée autant que les hommes ? Le statut des femmes est une vraie source de fierté en Tunisie où l’Islam est pourtant religion d‘Etat. Il faut aller chercher loin, dans les milieux islamistes radicaux et très minoritaires pour trouver des critiques au code du statut personnel qui, en 1956, donnait aux femmes tunisiennes le droit de vote, abolissait la polygamie, instaurait le divorce et fixait à 17 ans l’âge légal du mariage des filles, rendait obligatoire leur consentement et attribuait à la mère l’autorité sur les enfants en cas de décès du père. Une révolution inouïe en terre d’Islam.
Dès l’indépendance, Habib Bourguiba, fort peu démocrate mais féministe et poussé par sa femme Wassila Ben Ammar, avait frappé fort en interdisant le port du voile dans les administrations et les lieux publics. Depuis, ce statut n’a cessé d’être amélioré avec des mesures comme l’avortement autorisé en 1973, soit deux ans avant la France, la protection sociale des femmes, l’éducation, leur accès aux responsabilités. Aujourd’hui, la Tunisie n’échappe pas à la culture machiste méditerranéenne, mais le principe de l'égalité entre l'homme et la femme est expressément garanti par les textes constitutionnels et législatifs. Le Parlement tunisien compte 23% de femmes contre 20% pour le Parlement français. La moitié des étudiants sont des étudiantes et les femmes ont largement investi les postes de médecins, d’avocats, d’enseignants…
Une situation unique dans le monde arabe
« La situation des femmes en Tunisie n’a rien à voir avec ce qui se passe dans les autres pays arabes, explique Julia Ficatier, journaliste française spécialiste du Maghreb et de l’Afrique, Ben Ali a instauré un Etat policier épouvantable mais il a poursuivi la politique d’émancipation des femmes de Bourguiba . Elles occupent l’espace public, elles sont dans les rues, vont dans les cafés, elles sont dans les structures de l’Etat et s’impliquent dans les questions politiques. » C’est si vrai qu’avant de revenir d’exil, le leader islamiste a cru bon de rappeler son acceptation du code du statut personnel, « un cadre propre à organiser les relations familiales » a-t-il dit, à l’origine de l’émancipation des femmes.
Le statut de la femme a toujours joué le rôle de symbole ultime de la laïcité tunisienne dans le monde arabo-musulman. Et c’est bien ce qui inquiète les démocrates et défenseurs des droits humains.
Bochra Bel Haj Hmida est avocate, militante des droits des femmes et ancienne présidente de l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates. Pour elle, les droits des femmes sont menacés en Tunisie par divers courants et, premier d’entre eux, l’isolement de la Tunisie dans cette politique d’égalité : « … La région, (qui) continue de considérer les femmes comme des citoyennes de seconde zone. Jusqu'en 2003 - date de l'adoption du Moudawana au Maroc (nouveau code de la famille voté mais pas appliqué, ndlr) - la Tunisie était le seul pays où les femmes vivaient sous une loi qui garantissait leurs droits politiques. Bien que de nombreuses lois arabes aient été amendées en matière de statut personnel ou de droits politiques, et bien que de nombreux pays, à l'instar de l'Algérie, de l'Egypte, du Koweït, de la Jordanie, de l'Arabie Saoudite, aient ratifié la Convention pour l'élimination de toutes les discriminations envers les femmes (CEDAW), la législation reste globalement fondée sur des discriminations flagrantes entre les deux sexes. En tant que tel, les femmes tunisiennes bénéficient d'un statut distinctif, presque unique, ce qui ne sert pas exactement à renforcer ses droits » a-t-elle confié au site Magharebia.
Le sentiment anti-occidental nourrit l’infériorisation des femmes
De même, la montée du sentiment anti-occidental dû au conflit israélo-palestinien, à la guerre en Afghanistan ou en Irak n’a pas épargné la Tunisie littéralement arrosée par les télévisions du Moyen Orient. Le statut des femmes, la charia ou le port du voile sont brandis là aussi comme autant de symboles d’émancipation contre l’Occident. Et ça marche, notamment chez nombre de jeunes. Les amitiés coupables entre les capitales occidentales et le régime policier et corrompu de Ben Ali, perçu comme rempart à l’islamisme par les Occidentaux, ont bien alimenté le moulin à ressentiment. Les medias tunisiens étant totalement muselés, il n’y a guère qu’Internet et les réseaux sociaux -très actifs durant la révolution- pour contrer cette déferlante obscurantiste. « Aujourd'hui, nous sommes confrontés à un vaste chantier d'endoctrinement sur l'infériorité des femmes mené par des savants, par l'école, les télévisions par satellite, les cassettes audio, les prêches des mosquées, les milliers d'imams autodidactes, et des stars médiatiques », s’alarme dans Le Monde (12 dec 2009) Wassyla Tamzali, une de ces quelques femmes brillantes et célèbres en Tunisie, comme Radhia Nasraoui ou Maya Jribi, qui parlent haut malgré l’hostilité voire le danger. Il y a aussi cheikh Mohamed Machfar, un imam pas comme les autres. Avec ses 40 000 amis sur Facebook, désigné par le portail d’information Babnet comme l’une des huit personnalités tunisiennes les plus appréciées, il fait mosquée comble pour ses prêches du vendredi à Carthage. Jeune, 48 ans, il s’exprime en dialecte tunisien mêlé de français – comme les jeunes- fait des blagues et prend le contre-pied de ses homologues des chaînes satellitaires arabes et leurs dérives extrémistes et obscurantistes. Mais il en faudra plus pour rassurer les femmes laïques.
Les femmes, outil de marketing et de négociation
Le pouvoir et les femmes, c’est là un des défis majeurs des Tunisiennes. La défense de leurs droits a toujours été question de fait du prince et d’agenda politique. « Les femmes sont utilisées comme un outil de marketing vis-à-vis de l'étranger et comme outil de négociation avec les groupes religieux», assure Bochra Bel Haj Hmida. Autrement dit, ces droits ne sont pas coulés dans le marbre. Beaucoup de femmes diplômées ont été nommées dans la police, dans les structures du pouvoir, recteurs d’université, mais tout dépendait du bon vouloir du pouvoir. Quant aux négociations dans les coulisses avec les religieux, figure en premier lieu le voile, officiellement interdit mais en réalité toléré et de plus en plus présent dans les rues tunisiennes. Le voile est une vraie pomme de discorde politique jusqu’au sein des mouvements féministes. Autre symbole, la lutte vieille de 12 ans, pour l’égalité des droits dans l’héritage, n’est toujours pas gagnée. Le combat est difficile car le déséquilibre homme/femme est inscrit dans le Coran, qui attribue aux filles la moitié des biens qui reviennent aux fils. .. . « Je connais beaucoup de femmes, surtout parmi les plus âgées, qui ont dû lutter, qui sont inquiètes » assure Julia Ficatier.
Les journalistes sur place pendant les manifestations ont été frappés par la soif de liberté et de démocratie qui s’exprimait dans les cortèges. Ils ont vu les islamistes tenter de s’infiltrer et être rejetés. « Je vais en Tunisie depuis longtemps, je sais que les Tunisiens ne sont pas islamistes, assure Julia Ficatier, ils n’envient pas les pays musulmans et rêvent de la même chose qu’en France, du travail, la justice et la liberté. » Les partis laïcs et démocratiques sauront-ils répondre à cette attente ? Liberté, Egalité, Laïcité, ce serait une belle devise pour la Tunisie à naître…
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Bochra Bel Haj Hmida est avocate, militante des droits des femmes et ancienne présidente de l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates