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lundi 14 février 2011

En Tunisie, «ce qui a changé c'est la parole»

Par LIBÉRATION.FR &
MONDE 13/02/2011 À 20H08

Les services sanitaires nettoient une rue dans les environs de la Casbah, occupée plusieurs jours

Les services sanitaires nettoient une rue dans les environs de la Casbah, occupée plusieurs jours par des manifestants mécontents de la composition du gouvernement de transition. (Louafi Larbi / Reuters)

Retour à la vie normale, désillusions politiques, et surtout découverte de la liberté... Un mois après la chute du dictateur, ils racontent l'après-Ben Ali.

«La parodie, l'humour, la dérision qui font frémir les dictateurs sont désormais libres en Tunisie»

«Zaba»*, créateur d'une page Facebook parodiant Ben Ali

«Les attentes de cette révolution peuvent être résumées simplement par deux mots d'ordre: Ben Ali dégage, RCD dégage!

«Ben Ali dégage» exprimait, au-delà de la personnalité du dictateur, la volonté de la fin du système Ben Ali. Si le Président a pris la fuite, si les membres les plus proches l'ont suivi, c'est la partie immergée de l'iceberg. Tous ces «amis de la famille», «les amis, des amis» qui détiennent la majeure partie des richesses du pays restent encore accrochés aux rennes de l'économie, présents dans le capital des plus grandes entreprises du pays.

«Le RCD (le parti de Ben Ali) est encore bien vivant. Pour preuve, les 19 des 22 gouverneurs sont issus de l'ancien parti. M. Ghannouchi (RCD) est toujours premier ministre. L'assemblée est composée à 90% de membres du RCD, la chambre des conseillers à 100%. Conséquences: Mebazza (RCD), le président par intérim a ainsi obtenu un quitus de l'assemblée et de la chambre des conseillers. Il a désormais le pouvoir de voter par décrets-lois.

«Un seul apport, à cette heure: la liberté d'expression. J'ai personnellement créé un profil Facebook usurpant l'identité de Ben Ali. L'idée était pour moi de mesurer le degré de cette liberté si convoitée. J'aurais fait cela sous Ben Ali, je ne pourrais pas écrire ces lignes aujourd'hui. Je peux témoigner n'avoir jamais été inquiété par qui que ce soit. Je peux dire que la parodie, l'humour, la dérision qui font frémir les dictateurs sont désormais libres en Tunisie. Chacun peut exprimer son mécontentement comme sa satisfaction, à armes égales. Voilà, le vrai changement, à ce jour. La question qui reste: cet apport suffit-il pour que cette révolution sans leaders aboutisse à un réel changement politique?»

* Le pseudonyme fait référence aux initiales de Zine el-Abidine Ben Ali.

«Les langues se sont déliées et les Tunisiens ont découvert avec effroi dans quel pays ils ont vécu pendant 23 ans»

Samira

«C'est étrange comme ce pays est plein de surprises. Après la chute de Ben Ali, on croyait que la Tunisie allait sombrer dans le chaos, qu'on allait connaître des pénuries de produits alimentaires, que l'électricité serait coupée, qu'il n'y aurait plus de carburant, qu'il y aurait du retard dans les salaires, etc. Rien de tout cela. Il y a juste eu un «weekend révolution», et lundi tout le monde a repris le travail. Un mois après, les Tunisiens sont plus préoccupés par les préparatifs de la fête du Mouled, l'anniversaire de la naissance du prophète Mahomet, que par les revendications et contestations de quelques-uns.

«Le peuple s'est débarrassé du dictateur et il en train de se débarrasser de la dictature. Ça prendra le temps que ça prendra, il ira jusqu'au bout.«On a commencé le ménage on va le finir», lit-on sur les pancartes devant beaucoup d'institutions. Si les contestations, qui sont de moins en moins nombreuses, continuent encore, elles ne sont que l'expression des revendications des laissés-pour-compte et des gens tyrannisés pendant très longtemps par l'ancien régime. Sinon, la vie a repris son cours normal, avec en prime la liberté et la quiétude.

«Dès les premiers jours «sans Ben Ali», les Tunisiens ont découvert un sentiment longtemps refoulé: l'union nationale. Ça se traduit par des comités de quartier pour protéger leurs habitants, par un boulanger qui distribue gratuitement du pain, mais aussi par des employés au garde-à-vous dans toutes les administrations et qui se font un point d'honneur à maintenir le pays debout et à servir les citoyens.

«Dans les villes, du moins à Tunis, la vie a repris petit à petit son train-train habituel. Les cafés, les salons de thé, les restaurants, les petits commerces, les supermarchés ont très vite rouvert leurs portes. Dans les administrations, les ministères, les centres de soins, les hôpitaux, les activités n'ont jamais été interrompues. Tous les services fonctionnaient.

«Mais en même temps l'heure est à la vérité. Les langues se sont déliées et les Tunisiens ont découvert avec effroi dans quel pays ils ont vécu pendant 23 ans. Les journalistes ont parlé, les gens ont témoigné, le gouvernement a confirmé: le règne de Ben Ali et Trabelsi n'a été que pillage, spoliation, népotisme, oppression, injustice, torture, dictature. Ce qu'on a vu et entendu de la part des victimes qui se sont enfin librement exprimées a dépassé de loin ce qu'on pouvait imaginer dans l'échelle de l'horreur.»

«Reprendre le travail était un geste symbolique... Reprendre le dessus sur les violences»

Elhem, enseignante universitaire

«J'ai réintégré mon poste dix jours exactement après le départ de Ben Ali. Reprendre le travail était un geste plus que symbolique chargé de toute l'émotion de reprendre le dessus sur les violences, sur le deuil et sur la peur. Chemin faisant, je me répétais que la peur a changé de camp, même si je constatais que le pays était livré à lui-même, qu'ayant parcouru ce matin-là plus de quatre-vingt kilomètres, je n'ai croisé aucun agent de police, sachant que près d'un milliers de prisonniers étaient dans la nature, et que des gamins désœuvrés étaient payés 10 ou 15 dinars par jour pour semer la terreur.

«Avec quelques collègues, nous nous étions donné pour consigne d'écouter et rassurer nos étudiants, de leur parler de ce qui est arrivé sans tomber dans un prosélytisme quelconque.

«Seulement, l'humain prend le dessus. Avant d'intégrer l'amphi, j'ai appris qu'un de mes étudiants avait été tué le 14 janvier par une balle dans la tête alors qu'il rentrait chez lui à Jelma, gouvernorat de Sidi Bouzid... Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater en sanglots. Les plus de 200 victimes n'avaient pas de visage ou alors des visages lointains, anonymes, défigurés et figés à jamais. A cet instant, j'ai mis un visage sur ce chiffre.

«Mes étudiants étaient venus en classe non pas pour mon cours, mais parce qu'ils avaient besoin de m'écouter, ils étaient perdus, révoltés, et voulaient être rassurés. Tous me disaient que depuis le 14 janvier, ils se sentaient transformés, qu'ils ont acquis une conscience politique et sociale et qu'ils ne seront plus jamais comme avant.

«Un mois plus tard, la parole est libérée, la dignité est retrouvée, mais beaucoup reste à faire.»

«Tout est calme. Trop même, puisque les hôtels sont vides»

Hinda, franco-tunisienne, «29 ans, un enfant»

«J'habite dans une petite ville de 30.000 habitants, Ksour Essef, dans le gouvernorat de Mahdia. Nous sommes bien loin des violences de Tunis, ici la vie à repris son cours depuis au moins le 16 janvier, à Mahdia (à 11 km d'ici). Mises à part quelques manifestations, tout est assez calme. Trop même, puisque les hôtels sont vides. J'y suis passée hier et ça fend le coeur de voir des bâtiments entiers éteints. Nous sommes sur la côte donc le tourisme est l'unique source de revenus pour une grande partie de la région.

«Les gens sont confiants en l'avenir mais le manque de communication du gouvernement et les rumeurs qui nous parviennent créent parfois un sentiment artificiel d'insécurité, surtout après l'appel par l'armée de ses réservistes. Il y a eu comme un vent de panique. Mais là, tout va bien, la tension est retombée.

«Ce qui a changé c'est la parole. Les gens n'ont plus peur d'exprimer leur point de vue. «ZABA» est bien loin derrière eux et tout ce chaos orchestré renforce la haine qu'ils ont de lui. Nous croyons aussi en un avenir meilleur. Avant les jeunes ne pensaient qu'à être des «harraguas», aller en Europe. Là, ils commencent à envisager un avenir dans leur pays!

«La police est moins présente. Il n'y a quasiment plus de barrages policiers sur les routes ou à l'entrée des villes. Hier il y a eu une manifestation à Mahdia appelant à nettoyer la police des ses éléments corrompus.

«Par contre les gens sont sans repères, au niveau politique. Ils en parlent, mais les élections prochaines sont assez abstraites. Ils s'intéressent plus au gouvernement provisoire.

«Si on demande à quelqu'un ce qu'il faut pour que la Tunisie redémarre, il vous dit automatiquement deux choses: le retour des touristes et un peu de pluie pour la récolte!»

«Les boîtes de nuit ont calé l'horaire de leurs afters sur celui du couvre-feu!»

Laurent, entrepreneur français

«Les terrasses des cafés sont pleines, les marchés, les commerces fonctionnent normalement, les bus et trains circulent, et les gens sont au travail normalement. Les solidarités familiales et autres ont joué pour permettre aux victimes de vandalisme de réparer et rouvrir leur boutique, on peut vraiment dire que la vie a repris son cours, avec une légèreté due au plaisir de savourer la liberté. Anecdote: pendant les quelques jours qu'il reste de couvre-feu raccourci, les boites de nuit se sont calées dessus pour les afters: de minuit à 4 heures du matin!

«L'ensemble des Tunisiens découvrent les joies et les peines de la démocratie, avec une fraîcheur que leur confère l'absence de références de débat récentes. Les journaux sont remplis de tribunes de protestations, tandis que les télés et les radios alternent des débats enflammés et brouillons. On dirait un peu les émissions de Polac d'autrefois, un foutoir sympathique dont il ne ressort pas forcément grand-chose, mais qui aide cependant chacun à se faire une opinion et à mieux comprendre qui sera candidat sur quel début de programme.

«Je me demande quand dorment les Tunisiens tous ces derniers jours. Car après les comités de quartier qui organisaient la surveillance des personnes et des biens la nuit, on dirait maintenant que tout le pays est sur Facebook et en réunions pré-électorales après sa journée de travail!

«On assiste ces dernières jours au démarrage de grèves innombrables et spontanées, peu ou mal encadrées par l'ex-syndicat unique UGTT. Ces grèves ont souvent un côté très bonenfant, sans meneurs ni même véritables revendications, on dirait souvent que c'est plus histoire de «marquer le coup», de simplement jouir de cette liberté nouvelle de pouvoir manifester, une sorte de Mai 68 au thé à la menthe... mais qui dure deux heures avant de reprendre le boulot, parce que tout le monde sait bien que si l'entreprise ne produit pas, elle licenciera ou fermera au détriment de ses ouvriers.

«Je ressens une ligne de séparation, aujourd'hui, entre des tenants de l'ordre et du redémarrage, qui considèrent que la priorité doit aller à la remise sur les rails de l'économie pour combattre la pauvreté après l'oppression, et des tenants de la table rase, qui veulent expurger jusqu'au bout le RCD de crainte qu'il ne renaisse sous une autre forme.»