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jeudi 24 février 2011

Libye: "Kadhafi équilibrait le pouvoir des tribus"

Par Pauline Tissot, publié le 23/02/2011 à 17:30
Libye: "Kadhafi équilibrait le pouvoir des tribus"

Selon les journalistes sur place, l'est du pays, où est implantée majoritairement la tribu d'Al-Warfalla, serait aux mains des manifestants

REUTERS/Asmaa Waguih

Pour comprendre le rôle des tribus dans la contestation libyenne, Jean-François Daguzan, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, fait le point pour LEXPRESS.fr.

Ce lundi, alors que la contestation s'intensifie en Libye, les chefs de tribu libyenne se sont fait entendre. Faradj al Zouway, le chef de la tribu Al-Zaouya implantée dans l'est du pays, a menacé de couper les exportations de pétrole vers les pays occidentaux, si les autorités ne mettaient pas fin à "l'oppression des manifestants".

Un autre chef, Akram al Warfalli, de la tribu Al Warfalla - l'une des plus importantes de Libye, organisée autour de la ville de Benghazi - a déclaré à une chaine arabe: "Nous déclarons au frère [Mouammar Kadhafi] qu'il n'est plus un frère, nous lui disons de quitter le pays".

Les chefs de tribus semblent donc être au premier rang des contestataires du pouvoir Kadhafi. Retour sur leur influence et le contexte tribal du pays avec Jean-François Daguzan, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique.

Les forces de sécurité divisées "comme les tribus"

Jean-François Daguzan explique que "les forces de sécurité du pays sont divisées en plusieurs entités, comme les tribus." Selon lui, il y aurait près de cinquante forces en concurrence dans le pays: les gardiens de la Révolution, l'armée nationale - "qui est dans un état pitoyable" d'après lui -, des forces spéciales, et des mercenaires étrangers. "Le pouvoir sous-traite la sécurité du pays, comme le font de nombreux pays du Golfe persique, ou le Pakistan", explique-t-il.

Quel rôle ont les tribus au sein du système libyen?

Au niveau politique, les tribus ont certes été écartées par le colonel Kadhafi dès son arrivée au pouvoir, mais elles sont tout de même représentées par des généraux militaires ou des responsables au sein des ministères. A y regarder de plus près, leur rôle est peut-être davantage social.

Par des organisations collectives, de la solidarité, des dispositifs de cohésion sociale et de redistribution, les tribus ont su se rendre indispensables. Alors, quand Kadhafi est arrivé en 1969 et qu'il a mis en place son système social du "tout gratuit", la concurrence avec les chefs de tribus s'est vite installée.

Surtout que cet Etat-Providence assez singulier en Afrique a lentement conduit Kadhafi à sa chute actuelle, puisque le manque de recettes budgétaires a privé la Libye des investissements dont elle aurait eu besoin pour sa croissance.

Les chefs de tribus ont-ils toujours eu cette position de "concurrents" face à Kadhafi?

Ce qui a contribué au succès de Kadhafi au début, c'est sa volonté d'installer un équilibre entre les forces en place. Tout le monde devait y trouver son compte: les tribus, les commerçants des grandes villes très puissants, le peuple, et la Senoussi - une sorte de grande confrérie religieuse et tribale, présente en Libye mais aussi ailleurs en Afrique du Nord. Kadhafi, à l'époque, ce n'était pas Ben Ali ou Moubarak: il se présentait comme un réel arbitre entre les groupes de pouvoir.

Sauf que peu à peu, l'équilibre s'est disloqué, pour n'avantager que le clan Kadhafi [qui appartient à la tribu des Kadhafa, implantée au centre du pays, ndlr] Même si un certain nombre de tribus ont plutôt profité du système Kadhafi [comme la MaKarha, implanté à l'ouest et allié du régime, ndlr], d'autres ont fait les frais de l'enrayage des rapports de force au sein du système.

La tribu religieuse des Senoussis dont vous parlez a-t-elle un rôle particulier?

Libye: "Kadhafi équilibrait le pouvoir des tribus"

En publiant son Livre Vert en 1977, le colonel Kadhafi a profondémment choqué les chefs religieux du pays.

AFP PHOTO/ MAHMUD TURKIA

Cette tribu religieuse était considérée, à l'époque d'Idriss Ier [Roi de Libye de 1951 à 1969, ndlr], comme le seul lien entre les différentes tribus qui composent le pays. Mais elle a beaucoup pâti de l'arrivée de Kadhafi au pouvoir.

Lorsque le colonel a publié son Livre Vert en 1977, il a choqué tout le monde. Qu'un pays musulman prône le féminisme et le socialisme, c'était inconcevable pour les religieux Senoussis, encore présents aujourd'hui. Et ces critiques sont aujourd'hui beaucoup reprises par les islamistes anti-Kadhafi.

Par ailleurs, alors qu'ils perdaient de plus en plus de pouvoir au sein du système libyen, les Senoussis ont aussi été privés de toutes les recettes financières dégagées des pélerinages et du commerce des caravanes, réalisé avec les pays voisins où les communautés religieuses étaient bien implantées.

Vous parliez des commerçants. Comment se positionnent-ils par rapport à la contestation?

Je suis sûr que les commerçants libyens ont été parmi les premiers à se soulever dans l'est du pays

Pour comprendre leur rôle, il faut rappeler que ces commerçants libyens, assez puissants dans le pays, étaient en relation permanente avec le voisin égyptien pour des raisons économiques et financières. Alors lorsqu'une guerre s'est engagée entre les deux pays, les commerçants l'ont payé cher, et en ont voulu au pouvoir en place.

De plus, quand la famille Kadhafi a commencé à s'appropier les recettes du pétrole, de la même façon les commerçants ont manifesté leur mécontentement. C'est pourquoi je suis sûr qu'ils ont été parmi les premiers manifestants à se soulever contre le régime, à l'est du pays, à Benghazi.

Quels sont à présent les possibles issues de la crise?

Kadhafi joue actuellement sa survie politique. Il n'a plus de porte de sortie honorable: soit il résiste, et plonge la Libye dans un bain de sang, soit il disparaît. Il ne va sûrement pas se laisser 'dégager' - le terme est à la mode -, et partir au Vénézuela ou aux Îles Caïmans, s'il sait que, comme à Ben Ali et Moubarak, on lui demandera de rendre son argent et d'être jugé pour ses crimes.