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mardi 22 février 2011

Mouammar Kadhafi, trente ans de 'défense' des intérêts musulmans dans le Sud philippin

il y a 13 min

LeMonde.fr Jean-Claude Pomonti

L'intérêt manifesté par Mouammar Kadhafi pour les musulmans des Philippines remonte à au moins trois décennies et le dirigeant libyen n'a pas toujours été l'apôtre de la paix, ainsi qu'il le prétend aujourd'hui, dans le sud d'un archipel qui forme la limite orientale du monde islamisé. Qu'ils aient fait la paix avec Manille ou soient encore insurgés, les mouvements musulmans philippins d'aujourd'hui comptent, dans leurs rangs, des milliers de vétérans qui ont bénéficié d'un entraînement militaire en Libye.

A Jolo-Ville, Abdulmein Jukapan raconte avec humour son long séjour en Libye dans les années 1980. "L'entraînement militaire, dit-il, était très bon, avec initiation à la fabrication de bombes artisanales, etc.; mais les Libyens sont des gens peu fréquentables." Membre du Front moro de libération nationale (FMNL) qui a fait la paix avec Manille en 1996, Abdulmein, un musulman modéré, âgé de quarante-sept ans et père de six enfants, est aujourd'hui en charge de programmes de développement "suspendus depuis 1998 faute de financements".

Si les ulémas de la communauté musulmane des Philippines - laquelle représente environ 10 % de la population de l'archipel - ont été souvent formés en Syrie ou en Egypte, les apprentis combattants ont pris le chemin de Tripoli. Actuel chef d'état-major d'une zone autonome musulmane formée, aux termes de l'accord de 1996, par quatre des treize provinces du Sud et gérée par le FMNL, Nur Mutalib y a appris le maniement des missiles légers sol-air, dont il est devenu, dit-il, un " spécialiste ".

La création du FMNL en 1971 par Nur Misuari - autre ancien client de Kadhafi - avait été l'une des raisons avancées par Ferdinand Marcos pour décréter, l'année suivante, la loi martiale et se maintenir au pouvoir jusqu'en 1986, alors que son deuxième et dernier mandat présidentiel prenait fin en 1973. On soupçonne d'ailleurs l'armée, alors à la botte de Marcos, d'avoir contribué à fomenter des troubles. A l'époque, la Libye entraînait, équipait et finançait une insurrection également alimentée par le profond ressentiment des musulmans face à l'implantation accélérée, sur leurs terres du Sud, de catholiques venus des autres îles de l'archipel.

Après trois siècles de luttes contre les Espagnols, les musulmans s'étaient sentis bernés quand, à la suite d'un traité passé avec le sultan de Jolo en 1899, les Américains - qui venaient d'annexer les Philippines - avaient encouragé les gens du Nord à s'installer dans le Sud, "nouvelle chance pour les pauvres". Aujourd'hui, les deux tiers de la vingtaine de millions d'habitants de la grande île de Mindanao et des petits archipels adjacents sont des chrétiens. Au début des années 1970, la cruauté de la guerre contre le FMNL - et les autres minorités ethniques du Sud - réveilla l'opinion musulmane internationale et donna une aura au Front de Nur Misuari. Le bilan était lourd : un demi-million de personnes déplacées, deux cent mille habitations incendiées, cent trente mille réfugiés au Sabah (l'Etat malaisien le plus proche, sur l'île de Bornéo) et surtout, de la part de fanatiques, dans le camp chrétien comme dans le camp musulman, recours aux massacres, aux tortures, aux exécutions sommaires.

ENTRAÎNER LES INSURGÉS

Tout en finançant le FMNL, Tripoli avait alors entrepris une campagne en sa faveur, demandant notamment aux Arabes de cesser toute livraison de pétrole à Manille. Marcos fut donc contraint d'amorcer une négociation sous les auspices de l'Organisation de la conférence islamique, qui désigna à cet effet un comité quadripartite comprenant la Libye aux côtés de l'Arabie saoudite, de la Somalie et du Sénégal. Kadhafi se retrouvait donc à la fois arbitre et joueur face à Marcos, tout aussi roué et sans scrupules. Imelda Marcos, épouse du dictateur philippin et ancienne reine de beauté, fascina apparemment le leader libyen et un accord fut passé en décembre 1976 à Tripoli sur la création d'un gouvernement autonome couvrant les treize provinces du sud des Philippines.

En dépit des forts espoirs ainsi soulevés, cet accord demeura sans lendemain : face aux protestations des chrétiens du cru, Manille ne manifesta guère l'envie d'en appliquer les clauses les plus favorables aux musulmans. Des cessez-le-feu successifs furent régulièrement rompus. Nur Misuari durcit ses positions, en dépit de pressions de l'OCI (Organisation de la conférence islamique).

Après la chute des Marcos en 1986, la populaire Cory Aquino profita de la détente provoquée par son accession à la présidence pour aller rencontrer Nur Misuari à Jolo. De nouvelles et longues négociations aboutirent à la tenue d'un référendum, en mai 1989, au cours duquel quatre provinces du Sud - celles à majorité musulmane - se prononcèrent pour une loi d'autonomie que le FMNL avait jugée insatisfaisante. Au même moment, une scission s'était opérée au sein de ce Front, l'aile la plus intransigeante formant le FMIL (Front moro islamique de libération), qui se bat encore, onze ans plus tard, contre l'armée philippine. Tout indique qu'à l'époque Kadhafi continuait de financer, d'entraîner et d'équiper les insurgés musulmans.

CHANGEMENT D'ÉPOQUE

Le dirigeant libyen devait commencer à changer son fusil d'épaule en 1992, quand, peu avant son élection à la présidence des Philippines, Fidel Ramos lui rendit secrètement visite. C'est à cette époque que Rajab Azzarouq, aujourd'hui principal négociateur avec les ravisseurs d'Abu Sayyaf, fut nommé ambassadeur de Libye à Manille, un poste qu'il occupa jusqu'en octobre 1999. Fruit de négociations placées sous l'égide de l'Indonésie, l'accord de paix de 1996 entre le FMNL et le gouvernement Ramos, qui tient toujours, fut également l'oeuvre de Rajab Azzarouq, lequel, pendant son long mandat à Manille, contribua à la libération de plusieurs otages pris par des insurgés musulmans.

Avec le changement d'époque, le FMIL semble avoir établi davantage de liens avec le Pakistan et l'Afghanistan - et même avec des islamistes indonésiens - qu'avec Tripoli, même si bon nombre de ses dirigeants ont été entraînés en Libye. Ce serait aussi le cas d'Abu Sayyaf, des dissidents du FMNL qui, sous le couvert de l'islamisme, sont tombés dans le banditisme. Manille n'en estime pas moins qu'il existe encore des liens entre la Libye et ces deux mouvements.

Quoi qu'il en soit, en mai, les ravisseurs des touristes enlevés le 23 avril sur l'île de Sipadan, au large de Bornéo, ont exigé et obtenu la présence de Rajab Azzarouq au sein de l'équipe de négociateurs dépêchée par le gouvernement philippin. Quitte à débourser des millions de dollars supplémentaires, Kadhafi a encore les moyens, en l'an 2000, de tirer quelques ficelles dans le conflit apparemment sans fin entre les musulmans du Sud philippin et les autorités de Manille.

Jean-Claude Pomonti Article paru dans l'édition du 29.08.00