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samedi 19 mars 2011

Dans l'Est libyen, la guerre est une affaire de famille

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Dans les combats entre rebelles et forces loyalistes, un réservoir pétrolier a explosé, mercredi, dans le port de Ras Lanouf.
Dans les combats entre rebelles et forces loyalistes, un réservoir pétrolier a explosé, mercredi, dans le port de Ras Lanouf. Crédits photo : ROBERTO SCHMIDT/AFP

REPORTAGE - Rassemblés par amitié, appartenance à un clan ou juste à une même université, des groupes de Libyens montent au front pour lancer des assauts désorganisés contre les forces loyalistes.

Le jeune homme tourne dans l'unique café encore ouvert de Brega. Lunettes noires de contrefaçon, rangers hors d'âge et tee-shirt rouge, il fait du mieux qu'il peut pour ressembler aux Shebabs, les combattants rebelles, qui peuplent désormais ce bourg libyen. «Nous sommes tous là pour la même raison. Nous nous battons pour notre liberté et pour que Kadhafi s'en aille.» Khalil, 18 ans, ne parle que sous le contrôle de son grand frère, Ibrahim. Ce dernier n'est que son aîné de sept ans, mais maintenant il est aussi son chef. Le chef de la petite armée familiale que les al-Hunti ont levée contre la dictature du Guide.

Il y a là presque tous les hommes du clan. Le père, Mansour, un fonctionnaire du ministère de la Santé, son frère, quatre de ses fils et des cousins. Ils sont neuf en tout, partis il y a huit jours de Benghazi pour le front. «Nous étions chez nous, dans le salon. Nous avons eu une longue discussion, et puis nous avons décidé de partir. C'est notre devoir. Ma femme nous poussait à nous battre. Elle se moque de perdre son mari et ses enfants si c'est pour la liberté de la Libye», raconte Mansour.

Trouver des munitions ne fut pas difficile. Les dépôts de Benghazi sont grand ouverts. Ibrahim, auquel son année au sein de l'armée libyenne donne un vernis militaire que bien peu possèdent, s'est débrouillé pour dégotter quatre Kalachnikov auprès d'un ancien camarade. Ses galons lui ont même valu de se voir attribuer une vieille mitrailleuse de 12,7 mm. Puis cette section improvisée s'est embarquée pour le front dans deux voitures, les coffres remplis de balles, de bouteilles d'eau et de jus de pomme.

Expéditions anarchiques

Depuis, ils traînent le long du front, sans savoir vraiment où aller, ni comment s'engager dans la bataille. Mais les motivations restent intactes. La pauvreté, l'humiliation, la frustration engendrées par quatre décennies de dictature, particulièrement dure dans l'est du pays, principale source de la manne pétrolière et dernier bénéficiaire des revenus. «Kadhafi dépense des fortunes pour tout mais jamais pour les Libyens. Il donne des milliards à l'Afrique ou aux Américains qu'il a tués, sans jamais construire la moindre route ni augmenter les salaires», ressasse Mansour.

Dans la famille al-Hunti, de tout petits-bourgeois comme beaucoup de foyers de Benghazi, la situation s'est dégradée avec les années. Arrivés à l'âge adulte, les fils n'ont pas pu trouver de travail. Ni d'épouse. «Pour se marier, il faut payer une grosse dot, acheter un appartement, avoir un avenir… Et moi je n'ai même pas de voiture», résume Ibrahim. C'est sans doute cet horizon bouché qui stimule le courage de nombreux Shebabs.

Des expéditions anarchiques comme celle des al-Hunti, «l'armée de la révolution» en compte des dizaines. Le ciment de ces groupes est parfois le clan, l'amitié ou juste l'appartenance à une même université. Et ils ne reconnaissent qu'une autorité : la leur. Une liberté que les rares officiers de carrière chargés d'instaurer un peu de discipline n'arrivent pas à dompter. Mercredi, à l'hôpital de Ras Lanouf, Salim Khalid, qui venait prendre des nouvelles de l'un des siens blessé, avouait qu'il n'a pas la moindre intention d'obéir. «Les soldats ne nous aident pas. Ils refusent de se battre, d'attaquer. Ce sont des lâches.» L'homme assure, contre toute évidence et contre l'avis des commandants, que passer à l'offensive, marcher sur Syrte et Tripoli, ce n'est qu'une question de volonté. Deux fois les jeunes ont ainsi lancé des raids désordonnés sur Ben Jawad.

Mercredi, la dernière charge s'est une nouvelle fois brisée sur le barrage de l'artillerie des forces loyales à Mouammar Kadhafi, barricadées devant Ben Jawad. À la nuit tombante, dans le ciel de Ras Lanouf, deux lourdes colonnes de fumée noire s'élevaient. Les forces loyalistes ont utilisé des chars et un bateau. Il y a eu au moins quatre morts et seize blessés. Dans les combats, le réservoir du terminal pétrolier de Sidra, l'un des plus importants de Libye, a explosé. Le golfe de Syrte compte des centaines d'immenses cuves de gaz, comme autant d'énormes bombes. Qu'une seule soit la cible d'un tir suffirait à enflammer le désert à des kilomètres à la ronde, donnant à cette guerre familiale une tout autre allure.

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