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vendredi 21 janvier 2011

"La dictature a fait le vide au sein de la société civile tunisienne"

Salma Belaala

"La dictature a fait le vide au sein de la société civile tunisienne"

Par LEXPRESS.fr, publié le 14/01/2011 à 15:30, mis à jour à 19:30

"La dictature a fait le vide au sein de la société civile tunisienne"

A Tunis, les manifestants réclament le départ de Ben Ali, au lendemain du discours où il a promis la "liberté totale" d'information et d'accès à internet. Le chef de l'Etat a ordonné aux forces de l'ordre de ne plus faire usage d'armes à feu contre les manifestants et annoncé qu'il ne briguerait pas un nouveau mandat en 2014.

REUTERS/Zoubeir Souissi

Après un mois de contestation, le président Ben Ali a quitté la Tunisie. Salma Belaala, chercheuse spécialiste du Maghreb, a répondu à vos questions sur ce vent de révolte.

plongeur : y aurait-il une issue pour le président ben Ali ou il demeure souverain malgré cette révolte populaire ?

Salma BELAALA : Le président Ben Ali semble désormais avoir une seule issue: une ouverture du pays en particulier dans le domaine des libertés publiques (Internet, presse écrite, TV, Radio). Son discours (en arabe dialectal et non en arabe classique) souligne le début d'une série compromis de la part du régime autoritaire.

Catinu : De toute évidence, nous assistons actuellement au début d'un véritable processus révolutionnaire en Tunisie. Existe-t-il un risque sérieux pour que cette légitime révolution démocratique finisse, un jour, par être récupérée par les courants "islamistes" ?

Salma BELAALA : Il n y' a pas vraiment de risque car les organisations islamistes sont faibles même si une certaine culture islamiste rencontre beaucoup de succès au sein de nombreux milieux tunisiens. Il reste que l'absence de leaders charismatiques islamistes, de partis islamistes organisés et actifs ne présage pas d'une prise de pouvoir par les islamistes.

Abdallah : Quelles sont les risques de voir la Tunisie tomber dans l'anarchie ? La révolution est-elle possible suivie d'une vraie démocratie?

Salma BELAALA : Une démocratisation de la Tunisie exige des forces politiques organisées et autonomes et une société civile enracinée dans la société, tout au moins en milieu urbain. La dictature a fait le vide au sein de la société civile. Il faudra du temps et une grande volonté politique collective pour remobiliser cet acteur majeur de la démocratisation.

scécaveneria : Peut-on parler, après le discours n3 du président Ben Ali, d'une révolution qui va perdre ses objectifs?

Salma BELAALA : Le but du régime est effectivement d'affaiblir un soulèvement populaire qui désormais réclame ouvertement "la liberté" et le départ de Ben Ali. A l'issue du dernier discours, les manifestations de joie, ici et là, en faveur du président, n'ont pas encore eu de relais significatifs. Le régime est prêt à faire des compromis, une partie des revendications a été obtenue. Désormais le régime ne peut plus durer sur le même mode autoritaire.

haj : Ben Ali démissionnera t'il?

Salma BELAALA : Si l'appareil policier se rallie au peuple, il ne sera plus possible pour lui de durer jusqu'au terme de l'âge légal fixé par la Constitution.

JJ 77 : Français, je suis amoureux de la Tunisie et j'ai un gendre Tunisien. Qui pourrait prendre la suite après Ben Ali qui a dit ne pas se représenter en 2014? Un gouvernement plus libéral ne risque t'il pas de permettre à l'intégrisme de devenir plus fort?

Salma BELAALA : Votre question est très importante. En effet, le discours du président a ouvert désormais la succession. Les candidats risquent de venir du clan familial et du clan Traboulsi, la belle famille du président. On peut s'attendre à une "continuité dans la rupture". Une transition à la tunisienne pourrait se mettre en place, petit à petit, dans l'esprit de ce qui s'est produit au Maroc après le décès de Hassan II. Aujourd'hui, Mohamed VI incarne la continuité et la rupture à la fois! Aussi, le processus de transition dans ce pays s'est produit lentement contrairement à la transition algérienne qui a eu lieu brutalement. Je pense que le régime va s'inspirer davantage du Maroc et éviter les erreurs du pays frontalier.

Inquiète : Bonjour, ma question est la suivante: En vue de l'évolution de la situation et de sa dégradation jour après jour, de nombreuses personnes et estimations disent que le président actuel de la Tunisie finira par être changé... Pensez vous que des islamistes pourront prendre le pouvoir ? N'est il pas mieux pour le peuple tunisien (un peuple ouvert) de se contenter de garder leur président actuel MAIS en exigeant des améliorations et plus de transparence afin d'éviter une éventuelle radicalisation ?

Salma BELAALA : l'élite et les couches moyennes supérieures de la société tunisienne sont dans cette disposition. L'échec de l'expérience de transition démocratique algérienne en 1989-1991 a eu un impact traumatisant sur la Tunisie. Elle est devenue le mauvais exemple de la démocratie maghrébine. Pour cette raison une partie des Tunisiens ne veulent pas d'une alternance à n'importe "quel prix". Les jeunes qui se sont sacrifiés n'avaient malheureusement plus rien à perdre et plus d'espoir. Toutefois, les couches sociales dont la survie dépend du système n'ont pas intérêt à voir le régime s'écrouler complètement. Par ailleurs, le régime représente encore une certaine "stabilité" contre l'intégrisme, tout au moins aux yeux des milieux séculaires en Tunisie (les grandes villes, les femmes), aux yeux de la diplomatie de nombreux pays européens et des USA.

jembledi : Un gouvernement comme celui de M. ERDOGAN en Turquie, issu d'un vote populaire, est il une alternative sérieuse de l'après Ben Ali ?

Salma BELAALA : Le gouvernement de M. Erdogan est composé d'islamistes issus du centre, cette polarisation politique n'existe pas encore en Tunisie. Les islamistes ont constitué une force importante dans les années 1980 en Tunisie mais la répression du régime, l'expérience algérienne et l'image négative du terrorisme islamiste en Tunisie ont considérablement affaibli les leaders politiques de ce courants. La plupart d'entre eux sont exilés en Europe sans impact significatif sur les enjeux politiques dans le pays ou tout au moins dans le monde arabe.
La seule alternance pourrait venir de l'opposition séculaire mais celle-ci manque encore de relais dans les couches populaires dans les moyennes et petites villes du pays

olivier : l'armée (disons les généraux") seraient-ils capables et/ou susceptibles de renverser le régime actuel; par exemple, dans le cas d'une situation bloquée entre le régime et le soulèvement

Salma BELAALA : La Police et non l'armée est le pilier de l'appareil sécuritaire en Tunisie. Ce corps est le seul dispositif au sein de l'Etat a pouvoir "renverser" le régime. A la différence de l'Algérie, l'armée et les généraux ont moins de pouvoir.

TOTO : Ne pensez vous pas qu'étant donné le vide créé par une dictature maffieuse de 23 ans, la seule solution est l'intervention de l'ONU pour organiser des élections transparentes à l'instar de ce qui s'est passé dans quelques pays africains ?

Salma BELAALA : Le président Ben Ali a posé le problème de l'alternance au pouvoir en déclarant qu'il ne voulait pas être président à vie et qu'il n'allait pas modifier la Constitution. Il a annoncé indirectement un changement futur du régime ou alors au sein du régime.
Il n'y a pas pour l'heure une force politique suffisamment organisée et forte pour assurer l'alternance.

zahi : J'ai plusieurs questions :
1. Comment expliquer que cette forme de contestation généralisée avec saccages et brutalités soit une spécificité tunisienne, on n'a jamais vu ceci au Maroc, en Egypte, ni ailleurs dans le monde, même dernièrement en Algérie la contestation était plus localisée. J'ai vécu cette situation en Tunisie en 1978, en 1984 et en 2011, toujours en début d'année d'ailleurs. Je pense que cela renvoie à la structure de la société elle-même, peut être aussi à la structure du parti au pouvoir avec ses fameuses cellule locales (Choobaa).
2. Comment expliquer la défaillance de la police tunisienne, alors qu'elle est dotée de plus de 100 000 fonctionnaires, pour la plus part agents de renseignement en civil censés quadriller les quartiers pour justement prévenir les soulèvements populaires ? Comment expliquer l'amateurisme avec lequel la police a géré les émeutes et qui devrait conduire de toutes les façons à des victimes inutiles, victime que nous allons ériger comme les martyrs de la démocratie ?
3. Quelles solutions devrait-on apporter à la jeunesse de quartiers qu'on voit aujourd'hui manifester, spontanément à mon avis, et sans aucun cadrage idéologique ni objectif clair ? est-ce la défaillance de la société civile ? de quels pays devront-nous tirer des exemples ?


Salma BELAALA : 1- Il est question d'une transition à la tunisienne dont les décideurs politiques pourraient s'inspirer de l'ouverture marocaine initiée en 2002. Les émeutes et le soulèvement actuel en Tunisie ne sont pas une spécificité tunisienne. L'expérience du 5 octobre 1988 en Algérie a fait date au Maghreb et a été citée en réponse à une des questions des lecteurs aujourd'hui.
Les émeutes constituent une culture politique récurrente en Tunisie et au Maghreb, au sein de la jeunesse et des couches populaires exclues. L'absence de syndicats indépendants et la faiblesse de la société civile y est pour beaucoup...
2- Le socle du régime, la police, a été dépassé par la violence et par l'impact des émeutiers. Une partie des jeunes algériens se sont soulevées en réponse à leurs homologues tunisiens. La thèse du complot interne ou du laisser-faire de la part de la police n'est pas opératoire. L'autoritarisme est vivable pour certains mais invivables pour les plus exclus, les jeunes des quartiers pauvres de Sliman, Chabiya, Sidi Bouzid.
3- les jeunes exclus qui sacrifient leur vies ont besoin de libertés politiques, de travail et de perspectives. Finalement, les jeunes exclus qui ont initié le soulèvement font partie de la jeunesse qui n'a connu que le régime de Ben Ali. C'est l'expression d'un autoritarisme qui a atteint un seuil invivable pour ces couches de la société tunisienne, jusqu'au sacrifice de sa vie dans le cas de certains d'entre eux.