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mardi 22 février 2011

Les disparus du Baloutchistan

grand angle

Riche en ressources minières, cette province pakistanaise aux velléités séparatistes vit sous la coupe implacable de l’armée et des services secrets. Assassinats et enlèvements se succèdent, dans l’impunité la plus totale.

Par PAUL MENESSON Envoyé spécial à Quetta

«Voici un cadeau de l’Aïd pour le peuple baloutche», ironisait la lettre glissée sur le cadavre du journaliste Lala Hamid, retrouvé près de la ville de Turbat, en novembre 2010, à l’époque de la grande fête musulmanecommémorant le sacrifice d’Abraham. Les jours suivants, sept autres corps criblés de balles, les mains liées dans le dos, étaient retrouvés dans diverses localités du Baloutchistan, la plus vaste des provinces du Pakistan, dans le sud-ouest du pays. Tous étaient des missing people, comme on les appelle ici, des disparus. Des hommes enlevés par les services secrets pakistanais.

«Ces six derniers mois, les corps d’une cinquantaine de disparus ont été retrouvés sur des terrains vagues, dans des fossés, parfois à moitié dévorés par les animaux sauvages. Ils portaient des marques de torture, certains avaient même des trous de perceuse dans le crâne. D’autres, aspergés de chaux, étaient quasiment méconnaissables, soupire Abdul Qadir Baloch, un vieil homme aux traits creusés, mais tout ça, je préfère ne pas y penser. A cause de mon fils Jalil.» Il désigne une photo sur le mur, le portrait d’un homme, la trentaine, moustache fière et regard droit. «Cela fait deux ans que je n’ai plus de nouvelles de lui.»

La nuit est tombée sur le faubourg de Quetta où vit Abdul, ancien employé de banque, et sa famille. Un quartier modeste aux maisons ceintes de murs de terre, le long d’un cimetière. Assis en tailleur contre des coussins grenat, notre hôte, vêtu d’une tunique traditionnelle, sert le thé en racontant son histoire : «Mon fils Jalil était secrétaire à l’information du BRP [le Parti républicain baloutche, ndlr]. Il était très actif et organisait des manifestations pour réclamer l’indépendance des Baloutches. C’est pour ça qu’ils l’ont enlevé.»

Désert en surface, trésors en sous-sol

Dans cette province stratégique, qui borde les frontières iranienne et afghane, se déroule une guerre de l’ombre. Peuplée d’à peine 10 millions d’habitants sur les 170 que compte le pays, cette terre désertique de tribus et de contrebandiers a toujours été laissée pour compte par l’Etat pakistanais. La région souffre, entre autres maux, des pires taux d’illettrisme, de mortalité maternelle et infantile du pays. Pourtant, son désert est un trésor, son sous-sol regorge de gaz, d’uranium, d’or, de cuivre et sans doute de pétrole… Des richesses qui sont «pillées» par l’Etat central, selon les nationalistes baloutches. Ainsi, le fameux gaz de Sui, un immense gisement de la province, alimente tout le Pakistan mais ne profite même pas aux villages alentours. Sur les côtes de la mer d’Oman, proches du détroit d’Ormuz, Gwadar, un nouveau port en eaux profondes est ainsi en train d’être développé, en grande partie avec des capitaux chinois. Mais les Baloutches, une fois encore, ont été évincés de cet ambitieux projet au détriment d’employés venus du Penjab, la province la plus peuplée du pays.

Confrontée au mépris du gouvernement, la population locale ne ressent plus que de l’amertume. Depuis 2004, des groupes rebelles séparatistes ont pris les armes pour revendiquer les droits des Baloutches à disposer de leurs ressources. Encore une fois. Ces tribus, qui avaient intégré le Pakistan contre leur gré lors de la création du pays, se sont soulevées à quatre reprises contre le pouvoir d’Islamabad. En 2006, l’armée assassine une grande figure de la rébellion, le vieux Nawab Akbar Bugti, 79 ans. Depuis, l’un de ses petits-fils, entré dans la clandestinité, a repris le flambeau. Selon l’armée pakistanaise, il dirigerait la lutte armée depuis l’Afghanistan. Les insurgés s’en prennent aux infrastructures, aux militaires et assassinent ceux qu’ils soupçonnent d’être des «espions», parfois de simples professeurs qui ont le tort de venir d’une province voisine…

Le Dr Hakim Lehri, petit homme vif au verbe haut, tire une bouffée de sa pipe. Il représente le BRP, fondé par le petit-fils rebelle. «L’armée pakistanaise est une armée d’occupation, lance-t-il. Nous, nous disposons de trois régiments de guérilleros. Mais, je peux vous dire que toute la jeunesse du Baloutchistan soutient ce mouvement de résistance !» Il rêve tout haut : «L’URSS s’est désintégrée, la Yougoslavie aussi, alors pourquoi ne pourrions-nous pas avoir un jour notre pays ?»

Retranchée derrière ses bunkers, en territoire hostile, l’armée répond aux attentats par la terreur et les enlèvements. «Les militaires n’ont pas réussi à écraser les combattants baloutches, retranchés dans les montagnes. Alors ils s’en prennent aux gens qui sont en surface, les activistes, ceux qui manifestent pacifiquement dans les rues», explique Abdul. Les hommes enlevés sont pour beaucoup des intellectuels, politiciens, journalistes ou étudiants. Certains ne sont même pas des sympathisants des nationalistes. Les arrestations sont arbitraires, et ne servent pas seulement à obtenir des renseignements. «C’est une stratégie pour nous terroriser, estime Abdul. Mais à chaque cadavre que l’on enterre, la rancœur et la haine grandissent dans le cœur de la population contre les forces de sécurité.»

Dans sa maison bordée d’une ruelle de terre, Jahangzeb Jamaldini, président du Parti national baloutche (BNP), réclame l’autodétermination de son peuple selon les principes de la Charte des Nations unies. «Nous sommes traités comme une colonie. Ce que veut l’armée pakistanaise, c’est le Baloutchistan sans les Baloutches.» Il dénonce : «Notre combat pour nos droits, pacifique, n’est pas toléré. Rien que dans notre parti, 25 hommes ont disparu. C’est de la barbarie. On ne sait pas s’ils sont morts ou vivants.» Quant au secrétaire général du BNP, il a été retrouvé assassiné cet été.

Mille dossiers complets

Les morts s’entassent. Pourtant, le vieil Abdul ne veut pas perdre espoir. Il égrène nerveusement son chapelet en évoquant l’enlèvement de son fils : «C’était le 13 février 2009. Jalil était chez lui. Un ami l’a appelé en lui disant : "Des gens sont ici pour te voir." Il est sorti et, devant la maison, il y avait deux voitures aux vitres teintées, sans plaques d’immatriculation, et deux pick-up avec des paramilitaires. Ces hommes l’ont poussé dans une voiture. Jalil s’est débattu, mais il n’a rien pu faire.» Depuis, Abdul a remué ciel et terre pour retrouver la trace de son fils. Il est allé au commissariat, mais les policiers ont refusé d’enregistrer sa plainte quand ils ont compris qui était derrière le rapt. A la cour de justice, Abdul dépose une pétition d’habeas corpus, sans résultat. «Dix jours plus tard, le ministre de la province a avoué que mon fils était aux mains de l’ISI», murmure-t-il. L’ISI ou «Inter Services Intelligence», les services secrets : un Etat dans l’Etat, un ogre tentaculaire, opaque et sournois. C’est désormais contre l’institution la plus puissante du Pakistan que se bat Abdul. Mais il n’abandonnera pas jusqu’à ce que Jalil réapparaisse - vivant ou plus probablement mort, il le sait. Puisque la justice et la police ne feront rien pour lui, il tente d’alerter les médias.

Avec son ami Nasrullah, dont l’oncle a aussi été enlevé, Abdul fonde, en octobre 2009, une association : la Voix des Baloutches disparus. Ensemble, les deux hommes tentent de recenser les cas de disparition dans la province, ils rencontrent les familles, collectent des documents. «Nous avons plus de mille dossiers complets, assure Abdul. Mais il y a bien plus de cas, en réalité. Certaines régions de notre vaste province sont interdites d’accès et, là-bas, nous savons par les locaux qu’il y a eu beaucoup de disparitions.»

Il donne rendez-vous le lendemain à son «camp». Dans l’espoir de se faire entendre, le vieil homme et une dizaine de ses compagnons d’infortune, pères, mères, épouses de disparus, ont installé une tente de tissu rouge devant le club de la presse de Quetta. Tous les jours, ils viennent s’y asseoir, devant les portraits de leurs proches. Sans boire ni manger, jusqu’au soir. «Cela fait cinq mois que nous manifestons ici, les passants compatissent avec nous, il y a eu quelques articles de journaux. Mais aucun officiel du gouvernement n’est venu nous voir. Et nous recevons continuellement des menaces», déplore Abdul.

Au motif d’une guerre contre le terrorisme

En 2008, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement civil, bienveillant à leur cause, avait pourtant suscité l’espoir des nombreuses familles. Le nouveau président de la Cour suprême du pays promettait même de s’occuper personnellement de cette affaire et avait sommé le ministère de l’Intérieur de présenter les disparus devant la cour.

Mais voilà, rien n’arrête les puissants services secrets de l’armée. Ils n’ont de comptes à rendre à personne. Et ils entendent écraser dans le sang toute velléité d’autonomie des Baloutches, d’autant qu’ils soupçonnent les rebelles d’être financés par l’ennemi indien. Les disparitions continuent à un rythme accéléré et ce sont des cadavres décomposés que retrouvent les familles.

Officiellement, ces disparitions sont justifiées sous couvert de la «guerre contre le terrorisme» dans laquelle est engagé le Pakistan aux côtés des Etats-Unis. Ce qui revient à assimiler les Baloutches à des combattants talibans alors qu’ils n’ont rien à voir avec eux. Un journaliste de Quetta souligne cet étrange paradoxe : «Ici, les Baloutches, laïcs et libéraux, doivent se taire ou finir dans un fossé alors que des mollahs fanatiques prêchent librement le jihad.» On murmure même que cette capitale provinciale, nichée au creux de montagnes arides, abriterait le mollah Omar et les chefs talibans du «Conseil» de Quetta. La cité cosmopolite, au froid mordant, n’est après tout qu’à une heure de route de la frontière afghane. Les jihadistes blessés lors des affrontements avec l’Otan en Afghanistan s’y font soigner dans des établissements hospitaliers, et de nombreux combattants afghans y séjournent en hiver. En toute quiétude. Ce n’est pas eux que l’armée recherche.

Texte et photos de Paul Menesson