Que, dans un pays aussi sur-administré que la Tunisie, le signal de la révolte ait été donné par un jeune homme que l'on empêchait de gagner sa vie n'est certainement pas anodin. Mohamed Bouazizi ne s'est pas immolé parce qu'il était au chômage ou parce que l'Etat lui refusait un job, mais bien parce que la police avait confisqué sa carriole de vendeur ambulant.
La Tunisie de Ben Ali, et ceux qui ont eu la chance de s'y balader en conviendront, c'est tout sauf un pays arabe standard, où l'économie informelle serait la norme et la débrouille face à l'impéritie du Pouvoir l'évidence. La Tunisie de Ben Ali, c'est un pays où tout est interdit, tout est réglementé, tout est fliqué, tout est contrôlé.
La Tunisie de Ben Ali, en fait, c'est un pays d'Europe de l'Est pré-1989, le soleil en plus. Les portraits du boss à vie s'affichent partout comme aux grandes heures du « culte de la personnalité » ; des types en uniformes inspectent vos faits et gestes en permanence ; l'adhésion au parti (presque) unique est le sésame pour le moindre emploi public ou la moindre autorisation de respirer un coup (deux millions de membres pour dix millions de Tunisiens) ; chacun de vos voisins est susceptible de vous dénoncer à la Stasi locale.
Ce soleil en plus, justement, vu d'une plage de La Marsa, ça peut donner l'impression que la vie n'y est pas si affreuse mais c'est une illusion à la cubaine. Chez Fidel et Raul aussi, on peut aller se baigner et faire la fiesta dans une ambiance chaleureuse et à prix cassés quand on paye en euros ou en dollars…
Même les islamistes, chez Ben Ali, prêchent avec modération : la religion est l'opium du peuple et les régimes policiers n'aiment pas beaucoup l'ivresse sur la voie publique. Eduqués, émancipés, les Tunisiens ne se tournent d'ailleurs pas vers les barbus lorsque que le pouvoir est vacant. Non, l'inconnu qu'ils envoient au gouvernement et dont la jeunesse ― autant dire tout le monde dans un pays où l'âge médian est de 28 ans ― se sent le plus proche, c'est Slim Amamou, un entrepreneur du Web qui twitte depuis le conseil des ministres et fait flipper les caciques.
Même chez Obama, on n'en voit pas des comme ça.
Ok, personne ne sait exactement comment tout ça va tourner. Les révolutions, ça finit même souvent assez mal. Mais celle-ci, elle a un parfum spécial : elle a le parfum du jasmin, qui rappelle celui des œillets avec lesquels les Portugais ont envoyé paître leur Ben Ali à eux. Il y a tous les ingrédients pour que ça marche : un petit pays structuré et organisé, dynamique, où filles et garçons vont à l'école et à la fac, où le niveau général d'éducation est même le plus élevé du monde arabe…
On dit que Facebook a été le catalyseur de la révolution. C'est certainement exagéré, mais c'est l'indice de ce que les Tunisiens, même pauvres, même forcés, bac ou licence en poche, à vendre des légumes sur le trottoir, ont des aspirations de Premier monde. Ils veulent de la démocratie, des libertés publiques et certainement pas un Etat qui décide de tout jusqu'à la gestion des chaînes de salons de coiffure.
La France qui se demande gravement si tel ou tel homme politique dont aucun Tunisien n'a jamais entendu parler « a été à la hauteur », si elle veut vraiment donner un coup de main, n'a qu'une chose à faire : lui envoyer ses entreprises et ses investisseurs. Ses sociétés de développement Internet, ses centres d'appel, ses back offices comptables… Ce qui sera d'ailleurs difficile à faire gober aux Français, qui pensent que l'aide au développement est une idée formidable sous forme de sacs de riz mais s'étranglent de rage dès qu'une boîte parisienne recrute un programmeur à Tunis.
Franchement, peu importe que Machin du PS ou Truc de l'UMP ait ou n'ait pas compris à temps ce qui se passait même si nos journaux ne parlent que de ça. Les révolutionnaires libéraux tunisiens, c'est avec AXA, Orange et Free qu'on leur fera la courte échelle.
Machin du PS et Truc de l'UMP, en revanche, ils sauront parfaitement s'en passer.