La « révolution du jasmin » en Tunisie interpelle sur nos valeurs et celles de notre classe politique qui semble n'avoir aucune cohérence en matière de droits de l'homme, et d'universalisme dans la souffrance.
Pourquoi n'a-t-on finalement assisté qu'à peu de soutien aux personnes qui ont osé manifester contre un régime à l'agonie, autoritaire et corrompu ?
Plusieurs raisons peuvent être avancées :
- la Tunisie reste un lieu de vacances pour un certain nombre de représentants politiques, soucieux donc de ne pas contrarier la chaleureuse hospitalité du régime. Il est aussi évident qu'une partie d'entre eux a des liens forts et privilégiés avec le pays et a soutenu sans grincer la dictature ;
- une autre explication serait liée au « miracle économique » tunisien et notamment aux intérêts de la France et des Français sur place. Cet argument ne tient pourtant pas face à la réalité d'un monde des affaires gangréné par l'absence totale de sécurité juridique, la corruption et les pratiques mafieuses des proches du Président déchu ;
- l'argument de la défense des droits de la femme : outre le fait que ces droits sont, pour une large part, l'héritage de Habib Bourguiba, rappelons que, comme tout citoyen tunisien, les femmes tunisiennes ont été privées, sous le régime de Ben Ali, de l'essentiel de leurs droits civiques (liberté d'expression, droit de réunion ou encore droit à une justice équitable) ;
- nous n'aurions pas à donner de leçons aux Tunisiens et à s'ingérer dans leurs affaires internes. Ce qui est parfaitement juste. Mais nous avons finalement tendance à user d'un droit d'ingérence sélectif comme l'a récemment illustré le traitement français de la crise ivoirienne ;
- enfin, le régime de Ben Ali aurait été un rempart contre les islamistes.
Rempart contre l'islamisme ?
Dans la pratique d'une part, on peut opposer à cette explication que ce sont les régimes brutaux et autocratiques qui poussent vers les contestations religieuses une partie de leur population. Les cas sud-africain et brésilien nous ont démontré que les églises étaient des lieux où la résistance contre les régimes dictatoriaux s'organisait.
De même, les mouvements d'inspiration musulmane sont aujourd'hui des opposants dans bon nombre de régimes arabes, prenant ainsi progressivement le relai des contestations de type marxiste ou d'extrême gauche. Et si les dictatures peuvent constituer un rempart contre l'extrémisme islamiste, ce ne peut être qu'à court terme et à un prix que l'on ne saurait accepter.
Sur le plan des principes d'autre part, il faut s'inquiéter du manque notable de confiance témoignée par nos représentants dans la capacité d'un régime démocratique à garantir la sécurité et à lutter contre les extrémismes et leur violence.
Cette méfiance est d'autant plus condamnable qu'elle est à géographie variable : appliquerait-on en effet en France un remède dictatorial pour prévenir les risques que représente la montée de l'extrême droite ou de l'extrémisme islamiste ?
La réponse est évidemment non car nous sommes convaincus, tout comme Benjamin Franklin en son temps, que « un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité, ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux ».
Aussi, pour déterminante qu'elle soit, cette dernière raison est non seulement contre-productive dans la pratique mais elle est également condamnable sur le plan des principes.
Une trahison de nos valeurs
Mais en réalité, soutenir un régime tel que celui de Ben Ali est avant tout une trahison de nos valeurs. Par cette trahison, notre classe politique démontre son manque de lucidité et creuse un peu plus le fossé qui la sépare des aspirations populaires.
L'Europe et la France ont pourtant un message fort à faire passer : celui que, demain, les peuples d'Afrique du Nord pourront aussi vivre une intégration régionale. L'Union du Maghreb arabe est dans sa philosophie une bonne base de travail, mais il reste trop de contentieux entre les pays et le manque de démocratie est un facteur supplémentaire de blocage.
Alors oui, l'Europe, à travers ses valeurs et son intégration régionale, dans un espace de paix, est regardée et observée, ses déclarations attendues et scrutées. Il ne s'agit pas d'ingérence, mais d'expérience.
La révolution tunisienne est pour les démocrates du monde entier l'occasion de se renforcer. Pour nous Français, elle aurait dû être une opportunité formidable de rassemblement autour des valeurs de liberté, de justice et de démocratie, autant de valeurs qui sont le véritable ciment de notre identité nationale.
Car si les silences complices et les soutiens coupables de nos représentants envers le régime de Ben Ali nous ont décrédibilisés et fragilisés sur le plan international, ils nous ont aussi privés, sur le plan national, d'une chance rare de « regarder ensemble dans la même direction ».
Quant à celles et ceux qui affirment, dans un élan culturaliste, que le monde arabe « doit être géré » par des dictatures, rappelons simplement qu'il y a peu de temps encore, les militaires régnaient sur le Brésil, Pinochet sur le Chili et Franco sur l'Espagne.
Nous vivons aujourd'hui une époque où la morosité du contexte économique et le nombre important de régimes dictatoriaux pourraient nous conduire à un pessimisme résigné. Pourtant, des événements tels que la révolution tunisienne doivent nous rendre espoir quant à la capacité des peuples à maîtriser leur destin.
El Yamine Soum et Anas Jaballah