Là où gît le cadavre s’entassent les vautours, disent les Chinois. Hélas, nous obéissons tous à cette vieille règle! Or, quitte à déplaire, je prétends que Mohamed Ghannouchi n’a pas démérité. Fawzi Mellah*
En une semaine, cet homme au destin difficile, a racheté un peu de ses égarements passés. Avec le recul, nous lui saurons gré un jour du rôle modérateur que, en dépit de ses souffrances personnelles, il a tenu à jouer pendant les derniers jours de la dictature. C’est grâce à lui, et à une poignée de responsables de sa trempe, que la Révolution tunisienne a pu se déployer en évitant un bain de sang. C’est un acquis considérable pour la suite des événements. Rien qu’à ce titre, des hommes tels que Ghannouchi, Morjane, Ben Ammar, Chebbi méritent certainement toute notre estime, notre gratitude et notre respect.
Les débuts durent longtemps
Cela étant, au-delà ces considérations, la situation actuelle de notre pays n’est pas affaire d’hommes. Surtout pas une affaire d’hommes! Sinon nous retomberons très vite dans ce que Krichène appelait jadis le «Syndrôme Bourguiba». C’est-à-dire, en un mot, le piège de l’homme providentiel. Le Militant Suprême! Celui qui va nous dire (et bientôt nous imposer!) ce que nous devons faire et penser. La révolution que nous avons vécue – et qui se poursuit – n’a que faire des militants suprêmes: ceux qui nous annoncent déjà leur candidature à la présidentielle, ceux qui nous affirment sans rire qu’ils sont les prophètes (sic !) de cette révolution, ceux qui nous informent du jour, de l’heure et du numéro du vol qui les ramènera à Tunis, ceux qui s’en vont répétant qu’ils l’avaient bien prédit et qu’ils s’y étaient préparés depuis des années… Bref, cette agitation mâtinée de ruses, d’opportunisme et d’ambitions propre à toute révolution. A ses débuts. Mais, au risque de lasser et, plus grave, de décourager, les débuts ne peuvent pas durer longtemps. Tôt ou tard, il faudra bien passer au choix des programmes, des priorités, des démarches et des hommes qui vont présider à nos destinées. C’est-à-dire à la reconstruction et au renouveau.
Reconstruire les fondations
Comme beaucoup de Tunisiens, je n’étais pas en faveur du Gouvernement d’Union nationale que l’on nous a proposé trois jours seulement après la débâcle de Ben Ali. A mes yeux, ce n’était pas la réponse forte que l’on attendait. Encore moins l’alternative crédible au demi-siècle d’autoritarisme et de corruption en tout genre que nous avons subi.
Pour autant, je n’étais pas prêt à tirer sur l’ambulance.
Que d’anciens membres du Rcd siègent dans ce gouvernement de transition ne me plaisait pas beaucoup, mais cela ne me décourageait pas. La seule chose que j’espérais, c’est que ces hommes nous envoient un signal fort. Ils ont tenté: loi d’amnistie générale, retour des exilés, levée des entraves qui pesaient sur la vie des partis, commission d’enquête sur la prévarication et les crimes de l’ancien régime… Fort bien! Mais tout cela solde le passé ; ça ne dit rien de l’avenir!
Or, quitte à déplaire de nouveau, je continue à penser qu’une Assemblée Constituante composée de représentants de toutes les forces politiques serait une bonne base de redressement. La simple Commission de réformes politiques nommée par le gouvernement transitoire ne peut, à mes yeux en tout cas, remplacer une véritable Assemblée reflétant les réalités actuelles du pays et représentant les forces en action sur le terrain.
La libération de la parole populaire
Les législatives? Les présidentielles?
On a le temps!
Après des décennies de démagogie, de tricheries, de falsifications et de peur, des citoyens aussi mûrs et aussi conscients que les Tunisiens ont certainement le droit de prendre tout le temps qu’ils estimeront utile pour réfléchir ensemble (et non par procuration) aux institutions qu’ils désirent et aux règles qu’ils veulent instaurer pour se prémunir contre toute velléité de retour en arrière.
Outre sa dimension pédagogique, une telle assemblée garantira certainement la libération de la parole populaire, le déploiement de l’imaginaire collectif et la mise en pratique de l’intelligence dont ont fait preuve nos compatriotes.
Une fois cette fondation assurée – c’est-à-dire une nouvelle Constitution élaborée par une vraie Constituante et votée par référendum populaire – nous serons enfin prêts à élire nos députés et à choisir notre président. Dans la clarté.
C’est dire que les élections législatives et présidentielles prévues par le gouvernement actuel, sur la base d’une simple révision de la Constitution en vigueur, ne me semblent ni opportunes ni même urgentes. Quand une maison est détruite, il vaut mieux la reconstruire sur de nouvelles fondations plutôt que d’essayer de la rafistoler.
Le vide politique qu’une telle voie risquerait d’engendrer?
Quel vide?
Nous avons un gouvernement provisoire. Qu’il travaille! Nous disposons d’une armée loyale. Qu’elle continue à nous protéger!
Pour paraphraser de Gaulle, je dirais que ce qui nous menace aujourd’hui, ce n’est pas tant le vide que le trop plein…
* Fawzi Mellah est écrivain (‘‘Elyssa, la reine vagabonde’’, ‘‘Le conclave des pleureuses’’) et professeur de science politique à Genève.